samedi 19 février 2011

Quotidien post-révolution

La vie avec les tanks (Photo Reuters)
Au hasard de mes déplacements aujourd'hui...  Un journal quotidien sans autorisation gouvernementale a publié son premier numéro et la place Tahrir possède toujours sa radio sur internet, elle diffuse ses revendications. Différents groupes de musiques plutôt réputés, se réunissent depuis deux jours pour mettre en commun, et en chansons, leur vision de l'avenir. Avec un concert bientôt prévu. A l'Opéra du Caire, les artistes sont en grève. Ils réclament de meilleurs salaires: à compétences égales, les danseuses égyptiennes s'estiment lésées face à leurs collègues étrangères. Des légumes de qualité, d'habitudes introuvables en rayons sont bradés. Les producteurs vendent à moitié prix depuis qu'ils n'arrivent plus à exporter (les ports fonctionnent encore très mal, les banques n'ouvriront que trois jours la semaine prochaine) et leurs habituels clients, les hôtels 5 étoiles, n'achètent plus rien faute de touristes. Du coup, on trouve du choux-fleur violet et des carottes bleues. Des adolescents repeignent les balustrades d'un pont et les grilles du musée du Caire. Les amendements constitutionnels animent les discussions. Un conducteur, toutes vitres closes, marque du poing la cadence effrénée de sa musique. Dans les rues, les Tuk-Tuk circulent sans problème, alors qu'ils étaient auparavant cantonnés aux zones rurales. La photo de famille sur un tank, avec le bébé dans les bras du soldat, est toujours aussi prisée. Les médias couvrent les révoltes sauvagement réprimées au Bahreïn et en Libye. Une dispute dans la rue, une homme réclame "plus de droits après la révolution". La frénésie du klaxon n'a pas diminuée et la conduite reste aussi chaotique.

vendredi 18 février 2011

Un jour de victoire


Célébrations en couleurs dans le centre-ville

Une semaine après la "démission" de Moubarak (en fait c'est un coup d'État réalisé en finesse), la place Tahrir, que certains veulent rebaptiser "Place du 25 janvier", était noire de monde bien avant la traditionnelle prière du vendredi matin. Ils sont venus rappeler aux militaires leurs engagements sur la transition de régime. Pour cette "Journée de la victoire", des centaines de milliers de personnes écoutent le sermon du Cheikh Karadawi, banni il y a trente ans et pour la première fois de retour en Égypte.
Un océan de drapeaux
Quelques heures plus tard, ils étaient au moins 4 millions, ça déborde partout dans les rues voisines dont certaines corbeilles sont frappées du logo Facebook. Mais l'armée gère les flots humains en douceur, et les toits des immeubles alentours sont surveillés pour éviter les lancements de projectiles sur la foule. Même la radio-télévision publique couvre la manifestation en direct. Il faut dire qu'en une semaine, nombreux sont ceux qui ont retourné leur veste, souvent avec un aplomb désemparant.  Peut-être qu'ils brandissent eux-aussi cette photo à la Une d'un journal, montrant trois ministres et un homme d'affaires, Ahmed Ezz, géant de l'acier et ancien cadre du PND, derrière les barreaux d'une cellule de prison. Ils ont été placés en détention hier soir car soupçonnés d'avoir détournés des millions de dollars à leur profit. Alors des appels sont lancés dans la foule pour réinstaller les campements jusqu'à la complète élimination du régime. Tandis que moins de 100 supporters de Moubarak ont été aperçus sur les lieux, selon la chaîne d'information qatarie Al Jazeera.

P.S : Selon une blague qui circule en ce moment, les dictateurs de la région ont instauré une semaine allégée d'un jour... le vendredi. Trop dangereux pour eux que des manifestations soient organisées ce jour-là !

jeudi 17 février 2011

Urgences médicales

Le ministère de la santé vient de publier, du bout des lèvres, quelques chiffres sur les conséquences humaines du soulèvement. Il compte "environ" 365 morts et 5500 blessés. Le nombre de personnes disparues ou détenues ne fait pas encore l'objet de décompte officiel, mais des ONG estiment qu'elles sont plus de 100 et appellent les familles qui seraient toujours à la recherche d'un proche à se faire connaître.
Clash entre pro et anti Moubarak le "mercredi noir" 2 février.  (Photo AP)
Pour les blessés, souvent graves, beaucoup n'ont pas les moyens de se faire soigner. Certaines blessures empêchent aussi de revenir au métier d'origine. Des appels à solidarité sont donc lancés, et en Égypte, quand il s'agit d'aider une personne en détresse, le bouche à oreille est incroyablement efficace pour resserrer les liens. Ça fait partie de la culture. Il y a par exemple Nasser, 38 ans, marié et père de 3 enfants. Chauffeur avant de participer aux manifestations, il a perdu un œil et avec lui son travail. On lui recherche une place dans une entreprise, à la caféteria. Ayman se retrouve avec une déformation de l'orbite oculaire et une fracture du nez. La chirurgie coûte l'équivalent de 1300 €, dont  760 € ont déjà été trouvés. Les personnes en mesure de combler la différence sont désespérément attendues. Mohamed, 22 ans, était aussi chauffeur et a perdu un œil (les policiers qui avaient d'abord commencé par tirer sur les jambes, ont reçu l'instruction de viser cet organe avec leurs balles en caoutchouc, quand la furie des manifestants s'est déchainée). Mohamed, donc : enfant, il aidait son père cordonnier. Aujourd'hui il voudrait bien ouvrir un atelier pour exercer ce métier. Mais il lui faut un petit coup de pouce financier. A Suez, une collecte de fonds s'organise pour les dialyses de 15 personnes. L'hôpital public n'accueille plus de patients, ils doivent aller dans le privé qui facture 260 € la séance.
Parmi les nombreuses initiatives, les chirurgiens sont aussi appelés à opérer gratuitement les cas d'extrême urgence. Pour les équipes de secours volontaires, la difficulté est de les identifier car elles se trouvent parfois dans des zones reculées à la périphérie des villes. Quand au fonds destiné à permettre les visites de terrain des médecins et infirmiers, il s'épuise aussi rapidement qu'il est alimenté.

mercredi 16 février 2011

Le sursaut des voisinages

Quand les forces de police se sont subitement retirées du Caire le 28 janvier au soir, les commerces de la ville ont été pillés. Des coups de feu retentissaient dans les rues envahies par des hordes venues des quartiers déshérités, l'atmosphère était terrorisante. Mais il n'a fallu que 24 heures aux habitants pour organiser leur propre défense. Dans tous les quartiers, des barrages se sont formés aux coins des rues, des armes en tous genres sont sorties des appartements, les sentinelles se sont relayées la nuit. Toutes les prérogatives de police ont été transférées à la population, avec le soutien explicite (par sms) de l'armée.
Ensemble pour un nouveau pays
Aujourd'hui, alors que le niveau de sécurité est plus rassurant, ces mêmes voisinages veulent aller plus loin. Ils ont réalisé la force des initiatives personnelles pour leur qualité de vie, voire la marche du pays. Alors dés ce soir à 19h30, dans le quartier de Nasr City ("Cité de la Victoire"), ils se réunissent à nouveau dans le cadre plus paisible d'un des nombreux coffee shops des alentours. Bassem, ingénieur trentenaire chez un grand pétrolier américain, explique vouloir ainsi " instaurer le changement dans la culture citoyenne, vivifier les groupes qui se sont formés grâce aux barrages populaires, ne plus subir les choses mais au contraire imprimer une marque dans la gestion des affaires du quartier, puis dans celles de la ville et du pays". 
Ce soir, toutes les idées seront les bienvenues pour définir le concept de l'action et sa feuille de route. Déjà plusieurs grandes lignes se dégagent, dont celle de dispenser des formations politiques : éduquer au débats, aux échanges, aux courants et tendances politiques, et à l'importance de tenir des élections. Bref, à la démocratie. L'ambition est de mettre sur pied un réseau d' "Instituts de services" qui dispenserait cet apprentissage de la vie citoyenne orientée en commun, et financé dans un prermier temps par les dons des habitants. La première des activités, jugée la plus urgente, débute vendredi prochain avec le nettoyage des rues. Des travaux de terrassement, en quelque sorte. Qui apporteront la stabilité au nouvel édifice citoyen.


   

mardi 15 février 2011

Illusions dans le vent

Face aux guichets pour un emploi.
Jour férié (naissance du prophète Mahomet) et légère tempête de sable aujourd'hui au Caire. C'est aussi une journée de répit pour les organismes publics. Car au delà des revendications salariales, certaines comme la compagnie nationale d'électricité  doivent faire face aux demandes d'emploi, ou au moins à celles de conversions de contrats à durée déterminée en durée indéterminée...
Hier, des centaines de personnes remplissaient des formulaires blancs distribués dans la rue, en vue de satisfaire ces demandes. Des photocopies étaient aussitôt faites au kiosque du coin, puis remises aux passants intéressés par un nouvel emploi.
C'était la seule solution pour calmer les foules qui estiment être les nouveaux propriétaires du pays après des années d'exploitation sans pitié. Autrement, les locaux auraient probablement été saccagés.
Pour le changement politique, c'est relativement facile : on modifie la constitution et les lois. Mais pour les hausses de salaire et la création d'emplois?  Ces espoirs de papier blanc - la justice sociale que l'ont veut instantanément matérialiser - risquent de se désintégrer rapidement. 
 



La première infographie du soulèvement vient d'être mise en ligne. La voici :

http://www.takepart.com/crisisinegypt
 

lundi 14 février 2011

La mémoire des victimes

Hommage aux martyrs du porte-parole de l'armée.
Bon, hier je titillais cette folie des superlatifs que l'Egypte se permet parfois d'avoir, et avec raison, du haut de ses 7000 ans d'existence. Il n'en reste pas moins qu'avoir réussi à se défaire de Moubarak relève d'une immense prouesse de la jeunesse, tant le système était lourd et profondément enraciné.
Ce matin, un des organisateurs du soulèvement expliquait ce qu'il faut bien qualifier de "technique de la boule de neige" pour mener à l'explosion sociale pacifique le mécontent généralisé, quand il a atteint un degré insupportable. Il s'agit, via Facebook et autres réseaux sociaux du net, d'allumer des petits foyers de manifestants aux quatre coins du pays, animés par un chef d'îlot. Petit à petit, ils fusionnent avec leurs voisins pour finalement terminer en apothéose sur un lieu géographique donné.Voilà pourquoi c'est aussi la "Révolution 2.0".
Bien sûr, ce procédé implique une prudence extrême pour passer au travers des filets du ministère de l''intérieur, tout puissant qu'il était. Une des règles d'or est de ne pas utiliser sa ligne de portable personnelle pour passer les appels décisifs, tout en continuant à en faire usage pour les communications courantes.

Mais la phase finale de cette "technique de la boule de neige" est aussi mortelle, comme toutes les révolutions d'ailleurs. A ce jour 297 victimes ont été recensées par Amnesty International, tandis que les autorités refusent encore de donner un bilan définitif. Ce qu'elles ont proposé pour l'instant, c'est une indemnisation de 600 Dollars aux familles. Pour comparaison, une vache coûte 2000 Dollars en Égypte.


Prière pour les martyrs à l'Université américaine du Caire.
Le vibrant hommage rendu aux victimes, par le salut militaire du porte-parole des forces armées lors de son 1er communiqué le vendredi 11 février, vient redonner toute la dignité et la valeur de la vie humaine. Ce que la police de Moubarak avait au bout de 30 ans, complètement  fini par oublier avec son arrogance et sa toute puissance. 

C'est l'habileté de l'armée. Elle a su, tout au long des 18 jours de crise, gérer le capital respect que la population avait à son égard. Pour rendre au quintuple la considération qu'elle porte aux enfants de la Nation et sortir indemne des événements.

Un site dédié aux "Martyrs de la Révolution du 25 janvier 2011" vient d'être crée. En attendant la stèle à leur mémoire sur la place Tahrir.

http://www.1000memories.com/egypt
 
 

dimanche 13 février 2011

Ça se discute

La Révolution? Un essai à transformer.
Vendredi dernier, vers 14 heures, alors que la tension place Tahrir était à son comble, un ami posté au Soudan avec l'ONU m'appelle, enflammé :  " C'est une révolution, rien à dire! ". D'habitude, je fais une confiance presque aveugle à ses analyses politiques éclairées, mais là, je restais silencieusement circonspect : pas d'opposition organisée, pas de leader déclaré au mouvement, pas de projet politique....je voyais plutôt les événements comme une énorme révolte populaire organisée par la jeunesse égyptienne.
Pareil aujourd'hui, en discutant avec différentes personnes : " C'est la révolution, les choses ont changé!". D'accord, mais c'est encore le gouvernement Moubarak qui est en place.

Moubarak s'est retrouvé acculé par son aveuglement et il est parti. L'effondrement du système menaçait, alors l'armée lui a donné un léger coup de coude, impatientée par Gamal (Moubarak junior) qui se refusait à décrire fidèlement la réalité du terrain à son père. Le régime se retrouve donc sans tête, mais la colonne vertébrale, l'armée, est encore bien présente à tous les postes clé. Même le directeur du Zoo du Caire est un général, c'est dire!

Car depuis 1952, l'Égypte est un pays de Généraux, garants du système en place. De plus, l'armée s'est emparée de pans entiers de l'économie : elle ne lâchera pas sa proie si facilement, il y a de gros sous en jeu. L'évolution de la transition et la remise du pouvoir à des civils sera intéressante à suivre. Des avancées positives dans ce sens s'observent déjà aujourd'hui avec toutefois des zones d'ombre : un calendrier a été annoncé, avec la remise du pouvoir dans 6 mois ou à l'issue d'élections législatives...Il y a aussi les revendications des manifestants qui tardent à être exaucées (libération de toutes les personnes emprisonnées depuis le 25 janvier, démantèlement du service secret d'État...).

Tout est encore géré par l'armée en Egypte. Alors pour couper la poire en deux, on dira qu'il y a Révolution mais que l'essai reste à transformer.


Et puis il existe une toute autre révolution à mener : celle des esprits. Au plus fort des manifestations, une des organisatrices du mouvement était interviewée sur une chaîne de télé privée. L'animateur lui pose une série de questions, avec cette dernière, sorte de cerise sur le gâteau : " Bon, tu as 26 ans, tu es jolie comme un coeur...comment ça se fait que tu sois pas encore mariée?!". Le conservatisme ambiant a encore de beaux jours devant lui.

P.S : Pour la petite histoire, une chanson passe en boucle sur les radios et dans les cafés en ce moment. C'est le tube de Dalida "Helwa Ya Baladi" (Qu'il est beau mon pays). J'aurais choisi un air plus poignant comme hymne révolutionnaire :)